22 avril 2014

GERRY EST UNE PHOTOGRAPHIE !

Gerry est un road-movie. Il y a une voiture, une route, des paysages, des plans gigantesques, des ciels, des nuages, des timelapses. Deux amis quittent la route et descendent de voiture pour marcher dans le désert. Ils ne parviennent pas à revenir sur leurs pas, nous les suivons. Nous sommes perdus au milieu d'un environnement qui ne peut interférer directement sur l'histoire : il est trop grand et trop loin pour ça. Il est d'ailleurs tellement inaccessible que nos deux héros se perdent. C'est une scène de théâtre vide. Aucun élément ne sert au récit hormis peut-être les nuages. Aucune colline plus qu'une étendue salée. C'est l'histoire de deux hommes perdus à l'exact milieu. Ce qui ressort de cette histoire, c'est le thème du double, entre dualité et gémellité, entre ce qui va les opposer et les confondre. Voici un film en format panoramique 2,35:1 aux longs plans séquences, d'un montage minimaliste mais très symbolique (100 minutes, 100 plans), tous signés Harris Savides.

Gus Van Sant, Gerry (2002)

LA DUALITÉ :

La dualité c'est le thème du duel. Elle désigne deux points de vues, deux postures ou deux axes, à propos d'un point. Il y a toujours deux facteurs à prendre en compte. Contraintes et contraires. Mais la dualité ne désigne pas nécessairement la confrontation ; elle peut désigner le binôme. Dans le thème du deux, la dualité esquisse la complémentarité : une divergence ou un écart qui sera utile au binôme.
Voici un plan où le ciel disparaît. C'est le deuxième jour. Une succession de collines arides s'écrasent dans le plan qui surplombe le binôme. Ils entrent par la gauche, minuscules, ayant à marcher encore plusieurs secondes pour occuper cette scène et se séparent au milieu du plan, qui lui ne bouge pas. Ils sont allé en voiture dans le désert puis ont décidé de se balader à pieds. Au bout de quelques heures, aucun indice ne les ramène à leur auto. Un genre de brouillard s'installe. Leurs deux préoccupations : trouver de l'eau et retomber sur une route. Nous les avons vus côte à côte depuis le début du film, filmés de près, nous les avons suivis en voiture, derrière eux et tourné vers eux, nous avons marché avec eux toute l'après-midi et soudainement, ne sachant plus revenir sur ses pas, le plan les rejette et demeure fixe. C'est dans ce plan qu'ils se séparent pour la première fois. À partir de ce point de bascule, leurs rapports vont se modifier. Casey Affleck accuse l'autre d'être le responsable. Il porte une étoile jaune sur son t-shirt et je ne peux m'empêcher de penser qu'il est le repère des deux. Celui qu'il aurait fallu écouter et suivre. C'est d'ailleurs lui qui parviendra à refaire mentalement leur parcours avec des indications de points cardinaux. Matt Damon porte du beige en bas et du bleu en haut, se fondant exactement dans les plans de collines sèches sur fond de ciel bleu. Partis ensemble en ballade, il sont contraints de se séparer pour mieux appréhender leur environnement. Désormais la nature n'est plus la liberté. Sortis de la plaine, ils évoluent dans des collines arides. Dans les plans suivants, souvent des plans séquences de plusieurs minutes, il y aura des rapports d'échelles perpétuelles entre eux et le désert, et, plus nuisible, entre eux deux. Non seulement il leur est nécessaire de partir dans deux directions, mais en plus l'un prend l'ascendant sur l'autre : Gerry-Matt Damon donne des instructions à son ami. Le problème de l'ascendant, c'est qu'il empêche la complémentarité, il perturbe les rapports du binôme. Ce qu'il faut comprendre, c'est que le déroulement ira nécessairement vers la divergence tandis que nous spectateurs, ne voyons qu'un genre d'insecte de Kafka, une entité perdue, un minuscule corps à deux têtes cherchant à s'extraire du désert.


Gus Van Sant, Gerry (2002)

LA GÉMELLITÉ :

La gémellité est le thème du double, de la ressemblance, de la fusion. Elle tend à unir deux facteurs ou deux axes selon un même point. La différence entre les deux - duel et jumeau - est ainsi la différence entre la réunion et l'union (approcher et fusionner). Par exemple dans la dualité, la comparaison met en avant ce qui les oppose et ce qui les complètent. Dans la gémellité, c'est ce qui les rapproche ou les identifie.
Tout d'abord, les deux semblent s'appeler Gerry. Encore qu'il puisse s'agir d'un surnom tant on les entend utiliser gerry comme un adjectif : « you gerry-ed the Rendez-vous » « I was such a gerry ». Lire à ce sujet Gus Van Sant, de Stéphane Bouquet et Jean-Marc Lalanne, Cahiers du Cinéma, 2009.
Dans ce plan, nous avons repris la marche avec eux. En contrepied du plan de dualité, ce gros plan ne nous permet plus de distinguer quelconque élément spatial. Nous voyons deux visages se superposer, la mise au point lutant pour dessiner correctement un visage et quelques indices naturels (son, sueur, sol, souffle, soleil). Dans l'espace, nous savons juste qu'ils avancent vers le soleil. Harris Savides dit à propos des lumières du décor : «J'éclaire un endroit et laisse les gens l'habiter, contrairement à l'éclairage des personnes. C'est plus organique. […] Il y a une bataille constante entre la meilleure lumière pour leur visage et la meilleure lumière pour l'histoire.» Gerry 2, pour reprendre la dénomination des Cahiers du Cinéma, regarde un instant en arrière. La question du road-movie revient : Qu'y a-t-il au bout du chemin ? Quel est le but ? Retrouver la route ? Comment ? Qu'importe, il faut avancer. Ils ne peuvent plus envisager de questionnement intérieur ni de quête ; leur détresse physique est trop prégnante. Alors regarder derrière eux n'a aucune importance : ils viennent de nulle part. Leur précédent point d'arrêt – là d'où ils ont recommencé à marcher – ne correspond à aucun repère. Ils doivent se mettre en phase, au-delà de ce qu'ils pensent individuellement. Ils doivent oublier leur identité propre. C'est-à-dire qu'ils doivent trouver un élan commun, une stratégie commune et accepter qu'ils ne font qu'un : une entité à sauver. Un autre plan fera d'ailleurs s'approcher une troisième silhouette. Mi projection mentale, mi anticipation, c'est Gerry qui revient vers Gerry. Mais on sent rapidement que l'un tuera l'autre. Il n'y a pas d'indice. C'est la mythologie, autant que la littérature, les arts, qui nous affirme que l'un des jumeaux doit tuer l'autre pour survivre ! Autant que la caméra se place tant tôt derrière l'un, tant tôt en plongée de l'autre, on guette le fratricide. Effectivement, c'est lorsqu'Il le tue qu'il parvient à arrêter la voiture et s'échapper, d'abord en rêve puis dans la réalité. L'entité survit, une partie du corps s'émancipant de l'autre. Et elle reprend sa route.


On pourrait finalement considérer que l'histoire n'évolue pas, qu'on peut regarder le film dans n'importe quel ordre de séquences, et qu'on en revient toujours à deux corps perdus au milieu d'un espace. Gus Van Sant mettrait en pratique l'adage « ça et rien c'est pareil», dans un genre narratif (le road-movie) qui tend d'habitude à aller d'un point A à un point B. Ici on tourne physiquement en rond. Leurs rapports eux, semblent légèrement évoluer par paliers d'épuisement et de renoncement, conduisant à dire que la dualité c'est la survie ; la gémellité c'est la marche et la détresse.



Gus Van Sant – Gerry – 2002

format 2,35:1

Photographie : Harris Savides

Casey Affleck, Matt Damon




  • Lire : Gus Van Sant, Stéphane Bouquet, Jean-Marc Lalanne, Cahiers du Cinéma, 2009
  • Un lien trouvé par hasard : http://arts-jumeaux-doubles.blogspot.fr


Mes précédents articles :
Last Days est une photographie !A DAY AGO
Gerry est une photographie !3 DAYS AGO
Daft Punk's Electroma est une photographie !2 WEEKS AGO
A Single Man est une photographie !A MONTH AGO
In The Mood For Love est une photographie !A MONTH AGO

J'ai raconté ce sentiment du double en photographies, il y a quelques mois :





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