24 mars 2014

A SINGLE MAN EST UNE PHOTOGRAPHIE !

A Single Man est le premier film de l'ex couturier Tom Ford. George, qui a perdu son compagnon dans un accident de voiture, veut se suicider ce soir. Mais c'est en pensant qu'il n'y a plus rien pour lui, qu'il perçoit la beauté des jours. Comment la met-il en valeur ?

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Vendredi 30 novembre 1962, « se réveiller commence en disant je suis et maintenant ». Depuis son réveil dans sa villa signée John Lautner, (The Schaffer House - 1949), jusqu'au soir chez son amie Charley, George s'attarde sur tous les visages, tous les sons, toutes les formes, tous ceux qui ont perdu sens à ses yeux. Nous les verrons à travers le regard de George Falconer et les yeux de Tom Ford. Mark Kermode prévenait dans une interview : « peut-être que les lunettes peuvent donner une sorte de distance, mais elle vous guident aussi d'une certaine manière jusque dans ses yeux. » A Single Man, roman de Christopher Isherwood (1964), détaille la dernière journée de George, dans la Californie boisée et intellectuelle des années 1960. Tom Ford l'a adapté au cinéma en 2009, pour se concentrer sur ces détails d'objets, de formes et de rencontres qui rythment les heures. Pour son premier film comme réalisateur et producteur, il a choisi le jeune Eduard Grau comme directeur de la photographie, l'équipe de production responsable du design de Mad Men sur la chaîne AMC et Shigeru Umebayashi pour les musiques additionnelles, très proches de ses thèmes pour In The Mood For Love ; malgré ses 20 ans de mode, Tom Ford confie s'être entraîné à diriger par le « cut », pour ne pas perdre son équipe dès le premier jours, en ayant l'air de ne pas savoir ce qu'il faisait.


CADRAGE :

Le format choisi est le 2,35:1, utilisé habituellement pour ajouter du champ latéral dans la majeure partie des films grand spectacle d'Hollywood. Il nécessite une conversion optique pour comprimer la largeur du plan sur celle d'une pellicule film (35mm). Ici cependant, nous remarquons de nombreux travellings sur les décors pour embrasser ces mêmes espaces, sans ressentir d'effet de panorama. De la même manière, les portraits respirent peu : on est centré sur le visage de George, sur ses expressions. Il s'agit vraisemblablement d'une optique 100mm (la distance où l'image se forme depuis la lentille principale). On retrouve communément ces téléobjectifs en photographie pour le portrait (avec le 135mm) et les gros plans (avec le macro). Ici, le format Cinémascope ne sert pas à élargir le champ mais à le restreindre par le haut et le bas. C'est plus un sentiment d'étouffement que de promiscuité : on est près mais on est emprisonné.

Le film commence par un rêve puis un réveil vu de dessus. Tous les plans sont fixes. Le premier effet est un travelling au ras du sol puis une mise au point d'avant en arrière sur le lavabo. Elle aide à montrer plusieurs actions dans le même plan rapproché. Ces deux effets marquent une action dans l'espace, donnent de la profondeur, indiquent la distance entre nous et l'autre bord du plan. Puis c'est la lumière qui se met en scène, avec une source diffuse venant par la fenêtre.


Le ton stylistique est donné dès cette intro : beaucoup de plans serrés, des gros plans, des plans d'objets, des travellings sans panorama. Les pendules par exemple : pour matérialiser les instants de la journée, chaque pendule que George croise est exploitée par une photographie en gros plans. La caméra varie rarement entre les plans ; une fois le cadre décidé, l'action se déroule et s'immobilise furtivement. On peut noter certains travellings, latéraux, verticaux, avant ou arrière. Mais le point de vue semble unique. Le spectateur a le temps d'observer le décor dont la villa, les costumes créés par Arianne Phillips, les attitudes, les expressions de George. Lorsque le téléphone sonne et qu'il est aux toilettes par exemple, il va répondre avec le caleçon sur les chevilles, le plan au ras du sol mettant l'accent sur un George impeccable jusqu'aux sous-vêtements.


Dans la première scène de revolver, le plan de dessus est fixe, George posant son arme au centre du bureau et de l'image. Plusieurs gros plans se succèdent sur le barillet et les doigts qui l'actionnent. Puis le revolver revient au centre de l'image. Des objets se disposent sur les bords de l'image. Le revolver crée un champ autour de lui ; il semble attendre d'être ajouté au sac, personnifié par ce choix d'actions, de dispositions et de cadrages. Il est durablement le sujet de la scène.

Arrivant dans la salle des professeurs, il regarde attentivement la jeune secrétaire, les plans close-up extrêmes alternant entre œil droit, œil gauche et lèvres. L'attention particulière qu'il porte à ces éléments nous oriente sur son double sentiment de dernier regard et de regard pour la première fois. Le spectateur admire la précision du maquillage. Le même cadrage est reproduit plus caricaturalement lorsque Charley se maquille, indiquant une analogie avec l'univers de la mode et plus généralement sur les personnes qui l'attirent. Lorsqu'il devine le parfum, la caméra se contente d'un cadre et d'une mise au point extrêmement étroits sur le bord du col de la secrétaire, matérialisant l'odeur par les fibres de sa robe et son grain de peau.

Nous notons enfin deux types de caméra filmant vers l'intérieur : celle de sa villa lorsqu'il regarde dehors et celle depuis le couloir de son bureau, plus voyeur, quand il prend ses médicaments et du scotch.

Il y a ce poster de Janet Leigh immense sur le parking de la supérette : Tom Ford cite Alfred Hitchcock comme référence stylistique. Un autre clin d'oeil se glisse vers 19h quand George va dans sa salle de bains. Jon Kortajarena, le prostitué, est quant à lui le visage des collections Tom Ford. Une des rares scènes tournées caméra à l'épaule se situe lors du diner chez Charlotte, au moment de la danse : le cadrage légèrement de travers et instable, accompagné d'un point de netteté corrigée en permanence traduit leur ivresse. Différemment, la scène de bar démarre en demi teintes puis se colore quand Kenny entre. Ils s'installent dans un décor rouge et stable, rappelant la couleur du taille crayon de Kenny, pour laquelle George mentionnait le désir. A cet instant, il indique habiter juste à côté et sort son taille crayon jaune de sa poche. La pellicule utilisée est de type tungstène, faisant apparaître plus blanches les ampoules à incandescence, si bien que l'intérieur du bar est orangé et que l'extérieur est absolument bleu. Les couleurs sont l'autre point fort de ce film, en voici quelques indications.

MONTAGE :

Mark Kermode commençait sa revue ainsi : « Je ne savais pas qui était Tom Ford […] Il y avait des choses, comme les flashbacks en noir et blanc sur la plage, qui m'ont soudain paru être les réminiscences d'une publicité... ». Effectivement, le style au cadrage et le style de manière générale communiquent avec des industries très lourdes (mode, publicité), mais pas tant éloignées du cinéma. On évoque un tournage de 21 jours, ce qui peut passer pour un calendrier de court métrage. Après cette période marathon, les bobines Kodak 500T ont été numérisée puis traitées pour donner les variations de saturation correspondant aux états de George : de terne à saturé. Sachez aussi qu'en retirant le rim-jet, un dos contre-collé aux bobines de film, on obtient des films négatifs utilisables en photographie! Les couleurs sont impressionnantes, a l'exemple du projet Cine Still! (J'en ai quelques unes qui n'attende que ça!)

La scène d'ouverture est bleue, c'est un rêve. On retrouvera son pendant lors d'une baignade nocturne. A son réveil, la pièce garde cette teinte bleue et froide. Lorsque George se remémore son rêve pendant la journée, il est orange, ce qui nous colle d'une certaine manière dans la réalité. Puis nous remarquons que les souvenir sont plus saturés en couleurs chaudes. Par contre, lorsqu'il retrouve une photo noir et blanc datée de septembre 1947, la scène suivante prolonge le noir et blanc, avec un contraste mordant et un grain visible dans les gris et les flous.

L'ensemble du premier chapitre tend vers le blanc crème, désaturé et légèrement contrasté. A partir du coucher de soleil puis du repas chez Charley, la teinte est plus rose. Enfin le film repasse au bleu puis au orange pour le final.

Le plan du sourire de la jeune secrétaire passe de coloré à saturé. C'est le premier fading du film. Il nous indique que les émotions seront traduites ainsi : George est terne, mais chaque détail lui faisant ressentir quelque chose sera indiqué par des couleurs plus vives : les lèvres de la secrétaire, le buste des tennismen sur le campus, Kenny, ses souvenirs de Jim, etc. Un deuxième exemple est donné à la banque, lorsque la fille des voisins vient lui parler.

Pendant son cours, la copine de Kenny murmure, les visages en gros plans sont saturés. Puis les couleurs s'affadissent lorsque le plan revient sur l'amphithéâtre. Ensuite, Kenny discute avec George, le scène est toujours pâle. Mais lorsqu'ils s'arrêtent acheter des taille-crayons, la couleur s'amplifie : George le regarde différemment. Il y a donc deux scènes de variation puis nous comprenons tout de suite ce qui vient de se passer dans l'esprit de George. Le mécanisme se reproduit quand Kenny l'invite à boire un verre.

Notons maintenant différentes sortes de montage :

La scène des voisins au ralenti, muette avec une bande son, est un portrait de l'american way of life, avec des inserts plus pernicieux : l'enfant écrase un papillon, le père s'énerve contre la mère, elle tente de garder la face car ils sont dehors. La musique et le ralenti s'arrêtent brusquement lorsqu'elle adresse un salut à George qui les observe depuis ses toilettes. La scène ressemble à un souvenir mais le cut nous montre le contraire, nous sommes dans le présent, nous sommes dans le quotidien. Le film se situe sous le mandat de Kennedy, à la période des missiles de Cuba. Son collègue lui avoue avoir un superbe abri anti-missile. George imagine l'American Way of Life dans une sorte de garage, ressemblant à une peinture de fermiers cloisonnés, avec le mot SHELTER, indiquant à la fois le besoin de sécurité et l'impasse de ce mode de vie – et à plus forte raison celle de cette époque.

Quand il arrive chez Charley, le montage insert des flashbacks du soir de l'accident, comme un mauvais souvenir qui leur colle à la peau, un malaise auquel ils ne peuvent s'empêcher de penser. Enfin, le premier et le dernier tableau du film sont montés en symétrie : un cadrage par le haut, un travelling le long du lit.



A la sortie du film, le plan marketing a suscité une forte polémique, la plupart des inclinaisons gay ayant été masquées. L'affiche montre par exemple Charley, les bandes annonces soulignent des regards de femme. Quoiqu'il en soit, l'esthétique impeccable a pris le dessus, valant à Tom Ford le surnom de Design Director dans le New-York Times du 02 décembre 2009. A Single Man est un film très particulier par le traitement de sa couleur et l'utilisation du format scope pour des plans aussi serrés. Regardez-le avec attention et laissez vous surprendre par ce ballet de nuances et de styles...

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Lisez également mon article In The Mood For Love est une photographie !


A Single Man, Tom Ford (2009)

D'après A Single Man, Christopher Isherwood, 1964

Photographie : Eduard Grau

Avec : Colin Firth, Julianne Moore, Nicholas Hoult, Matthew Goode

SOURCES :

  • A Singular Man, Gregg Shapiro, The Bay Area Reporter, 2009
  • Peter Travers speaks with Tom Ford about "A Single Man.", abcnews.com/popcorn,2009
  • Tom Ford ANS A Single Man, ArtisanNewsService, 2009
  • Interview, Mark Kermode, 2010
  • Mark Kermode's review of A single Man, Simon Mayo, BBC 5, 2010
  • Interview, Andrew Freund, 2009
  • Wikipedia, Allociné, Youtube, Imdb, Panavision, Kodak pour certaines références

© DAMIEN LAMY, LYON 2014

17 mars 2014

IN THE MOOD FOR LOVE EST UNE PHOTOGRAPHIE !

In The Mood For Love a su imposer son esthétique dès sa sortie en 2000. Mélange de couleurs rayonnantes, de matières palpables et d'intérieurs de nuit, il magnifie le Hong-Kong de 1962 sur le point de muter.

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Le film a nécessité quinze mois de tournage et plusieurs montages successifs, dont la version cannoise de 2000, modifiée suite à des retours en demi-teinte. Plusieurs éléments gravitent autour du film, dont deux autres scénarios traitant de la nourriture (le film étant à l'origine conçu comme un triptyque), et un autre tournage télescopé : 2046, film sorti quatre ans plus tard et parfois qualifié de jumeau. Wong Kar-Wai est habitué à travailler avec Christopher Doyle, responsable de la photographie pour un tiers du résultat final. Le réalisateur a orienté Mark Li Ping-bing en parallèle ; c'est comme ça qu'il a pu lier l'esthétique des deux photographes. Le résultat demeure homogène, le réalisateur avouant s'impliquer dans les cadres, la lumière et la « texture » du film.
Alors abordons In The Mood For Love d'un point de vue photographique :
Parlons des choix de cadrages, du montage, de l'ambiance éthérée et nostalgique d'une œuvre contemporaine racontant pourtant un autre temps.


ratio d'image. © DAMIEN LAMY

Le cadrage :

Le format choisi est le ratio 1.66, standard en Europe jusqu'aux années 2000. Panoramique, il correspond à une image de 5:3, c'est à dire entre l'ancien format télévisé 4:3 (étroit) et le nouveau format 16:9 (plus large). Wong Kar-Wai estime en particulier à propos du scope, un format plus large encore, « qu'il permet d'embrasser beaucoup d'espace, ce qui rend possible un certain minimalisme et moins de montage ». Il permet d'exploiter des déplacements, des éléments de décor, dans un même plan. Christopher Doyle lui préfère le grand angle, embrassant également beaucoup d'espace mais créant une profondeur et des perspectives différentes. C'est l'effet sphérique que l'on aperçoit par exemple sur les plans serrés de M. Chow à la porte de sa chambre d'hôtel. Et sur les gros plans justement, le réalisateur explique d'après Robert Bresson : « On ne peut voir que les gros plans, on ne peut pas voir la totalité des choses et il y a encore plus d'imagination en dehors du cadre ». C'est l'exemple des gros plans sur la pendule Siemens au-dessus du bureau de Mme Chan, symbolisant à elle seule une journée au travail. Dans l'histoire du cinéma, plusieurs réalisateurs considèrent que le cadre est un système qui communique avec un système plus vaste : le hors-champ. Wong Kar-Wai considère que l'imagination y est justement plus vaste. Car pour un même espace, plusieurs représentations sont possibles : l'étroit bureau de M. Chow est filmée par l'avant. Mais on remarque par exemple un plan large un peu de droite, un plan gauche, un travelling depuis le plafond jusqu'au bureau, plusieurs distances focales allant de larges à resserrées sur lui et son collègue. Ils peuvent même changer de position pour s'installer dos à la caméra et créer de nouvelles dynamiques d'espace. On retiendra un autre travelling, arrière, où M. Chow reste immobile dans le couloir de son hôtel. Ce n'est pas un arrêt sur image car la caméra bouge. C'est toujours le troisième personnage. Elle s'éloigne ou le laisse s'éloigner. Le résultat est plus intense car il ne marche pas, il ne s'en va pas physiquement. Il reste attaché au temps et au lieu et c'est un cut sur Mme Chow descendant un escalier puis une ellipse qui prennent la suite. Le film contient beaucoup de scène immobiles, dans l'attente, où le mouvement demeure imperceptible. Au restaurant, ce sont des plans séquence intéressants de va-et-vient rapide entre chaque réplique, au lieu d'un système de champ-contrechamp. Cela nous rappelle les coups de théâtre, ou les intonations d'orchestre lors des révélations dans les films de suspens. Autre panorama, mais circulaire, depuis le plafond de la chambre de M. Chow, les montrant dormant sur le fauteuil et le lit : le plan juste avant est celui qui se cache sous la penderie, car on sait qu'eux-mêmes se cachent. 


Wong Kar-Wai, In The Mood For Love (2000)

On distingue deux types de plans intimes : les plans depuis les embrasures de porte, depuis un balcon, depuis le palier, ou à travers des vitres, c'est à dire en retrait, et des plans plus voyeurs, à travers les rideaux du bureau de Mme Chan, sous la penderie de la chambre de M. Chow, caché derrière l'angle d'un bâtiment, depuis l'extérieur vers l'intérieur et le contraire. Lorsqu'ils se confient dans la rue, leur relation secrète est épiée depuis l'intérieur d'une fenêtre bardée. Nous voyons tout, tapis dans l'ombre. On remarque souvent que pour une même scène, les angles varient à plusieurs reprises. Il en ressort une recherche de lignes, une exploration, que Wong Kar-Wai revendique de toute manière. Christopher Doyle préfère cadrer et régler la lumière lui-même. Il ne supervise pas de cadreur et perçoit la caméra comme un personnage du film, en mouvement et avec ses propres contraintes, son propre jeu en quelque sorte. Il discute avec les acteurs. Wong Kar-Wai veut lui exprimer l'environnement. Il laisse le temps au spectateur d'admirer la scène dans son ensemble. Lors des ralentis plus spécifiquement. Il explique qu'il « fait écouter de la musique aux acteurs, parfois à l'opérateur pour qu'il connaisse le rythme de certains mouvements de caméra, la vitesse d'un travelling ». C'est probant dans la scène des restaurants, quand une suspension au premier plan se balance à côté de Mme Chan qui achète son repas du soir. La scène lente et discrète - elle paie - est accentuée par le balancier ample de l'ampoule et les effets de lumière qu'elle crée. En 1988, Christopher Doyle explique dans le numéro Made In China des Cahiers de Cinéma : « Il me fait écouter des disques […] Nous savons au moment du tournage, comme des musiciens de jazz, que nous allons pouvoir jammer. » Avec une légère variante, la caméra reste derrière eux pendant qu'ils travaillent sur le roman de chevalerie. En cela elle ne pénètre toujours pas leur intimité. Il écrit en fumant, elle est assise à côté de lui ; la caméra film leurs reflets dans les miroirs. Elle tourne autour d'eux à l'angle droit, s'arrête et revient en position initiale, traduisant un véritable espace en trois dimensions. Ainsi, lorsque les trois dimensions ont été explorées, ce sont les reflets qui communiquent, comme une quatrième dimension. Certaines révélations s'y déroulent : lorsque le collègue de M. Chow lui avoue avoir vu sa femme avec un autre homme, ou lorsque, réalisant que son mari la trompe, Mme Chan pleure dans sa salle de bains.

Wong Kar-Wai, In The Mood For Love (2000)
In The Mood For Love est un film nocturne et baigné de lumières électriques. On en compte dans tous les plans, intégrés au cadre ou non : au bureau de Mme Chan, la lampe sur le bureau d'à côté semble l'éclairer lorsqu'elle est assise à son propre bureau, à la manière d'un spot de spectacle – rappelons que presque tous les acteurs de Hong-Kong sont d'abord des chanteurs – dont l'ombre projetée circulaire est interrompue par le parton lorsqu'il traverse. L'éclairage principale de la scène est intégré à l'espace scénique. Le lampadaire à l'angle de l'escalier extérieur marque d'abord une lumière accrue sur le front des acteurs, puis s'insère directement dans le cadre. Le sentiment de promiscuité est accentué, on se sent même à l'étroit entre ces plans rapprochés et cet éclairage bas, où les acteurs se frôlent. Les scènes de rues ressemblent à des scènes d'intérieur par leur promiscuité et leur intimité : on est toujours à l'intérieur. La lampe du palier éclaire également les acteurs lors des scènes de couloir. N'oublions pas qu'il n'y a jamais un seul éclairage, les éclairages filmés directement produisent une intensité lumineuse qui plonge les autres objets dans l'obscurité (on le vérifie dans les marches de l'escalier extérieur). On compense par l'ajout d'éclairages dont le but est d'augmenter la luminance générale (la lumière réfléchie par les corps éclairés). Ainsi, les lampes allumées peuvent apparaître et même servir au décor sans avoir d'incidence. Exemple : les lampes de la chambre d'hôtel de M. Chow. Christopher Doyle tempère en disant : « Avec Wong Kar-Wai, puisque le mur est là, on n'y touche pas. Chaque élément tient lieu de pure suggestion : les lumières de la ville, le décor, les bruits, les gestes des acteurs. Après vient la bonne lumière qui, paradoxalement, nous arrive dessus par hasard. » (Cahiers du Cinéma, 1988, Made In China) Les extérieurs ont été tournés à Bangkok, dont les rues avaient à la fin des années 1990 le même aspect que le Hong-Kong des années 1960. La scène finale se passe sur le cite de Angkor Vat au Cambodge, que Wong Kar-Wai qualifie de « musée de la jalousie, de la passion, de l'amour. » M. Chow se trouve là-bas car il couvre la venue de De Gaulle à Phnom Penh en 1966. Ces éléments sont d'ailleurs indiqués au générique. A la fin du film toutefois, nous sommes sous une lumière naturelle. C'est un soleil ras, peut-être un soleil couchant vu qu'il s'agit de la fin de l'histoire. Le tableau de Angkor Vat contraste par son immensité, avec tout le reste du film quasiment à huis clos. Le temple est filmé sous une multitude d'angles, avec un aspect documentaire dans le choix des motifs et des détails architecturaux. C'est une scène d'extérieur et de jour, où les balances des blancs sont systématiquement reprises, les fresques ensoleillées et celles à l'ombre apparaissent de la même couleur.

Wong Kar-Wai, In The Mood For Love (2000)
Les couleurs sont également omniprésentes. Les détails sont poussés par William Chang jusqu'à créer des couches de couleurs, dont l'exemple le plus marquant est la coordination des robes de Mme Chan avec les motifs des murs. On peut aussi remarquer que dans une ambiance à dominante rouge, les scènes de restaurant extérieur sont plus froides, Mme Chan portant elle aussi une robe à dominante bleue. Les volutes de fumée, souvent au ralenti et accompagnées du Yumeji's Theme pour M. Chow, sont subtilement colorées en bleu dans ses scènes de bureau. « La musique tient lieu de décor », nous rappelle Thierry Jousse. Décor au sens indispensable du terme, car la musique met en scène les images. Enfin, la lumière naturelle de Angkor Vat donne beaucoup de texture. Comme la scène est à l'ombre, l'image est bleutée. Les couleurs sont toujours plus bleues à l'ombre car les longueurs d'ondes de la lumière réfléchie sont perçues différemment. Le moine en surplomb porte un costume orangé et reçoit lui une raie de lumière du soleil – plus blanche, descendant vers l'orangé. La balance des blancs est faite sur lui pour que sa joue est son costume soient « de la bonne couleur ». En somme, tous les plans semblent montés par couleurs.


Le montage :

Wong Kar-Wai, In The Mood For Love (2000)
Nous savons que le tournage des scènes s'est fait dans l'ordre chronologique, le scénario étant remis pour la journée puis travaillé entre improvisations et recherches stylistiques. Le réalisateur indique qu'il fait faire le montage dans la foulée, à chaque fois que le tournage s'arrête. Christopher Doyle ayant la réputation d'expérimentaliste, une multitude de scènes oscillent entre essais de cadrages et essais de montages : chaque scène est rentabilisée par un maximum de points de vue. Car comme nous l'avons vu, ils permettent de matérialiser l'espace en trois dimensions. Mme Chan apparaît dans le cadre d'une porte fenêtre dès le début du film, entourée de rideaux. On sait que c'est ici que l'histoire se déroulera, comme au théâtre. A la fin du film c'est M. Chow qui se trouve dans cette même fenêtre. Le rêve prend fin. Sa femme apparaît de dos au tout 1er diner, Mr Chan apparait de dos immédiatement dans le plan suivant. On assiste à des bribes de conversations dans la phase d'introduction, derrière une porte, depuis le couloir ou au téléphone, mais on ne voit jamais les autres couples : lui et sa femme, elle et son mari, leurs époux ensemble. Wong Kar-Wai explique ne pas vouloir commenter leurs relations, c'est-à-dire prendre parti. Lors de la première soirée de jeu, Mme Chan vient épauler son mari. Mme Chow arrive à son tour et prend sa place. M. Chow s'en va dans le même temps en saluant Mme Chan qui reste adossée un moment au montant de la porte. C'est un ballet compliqué que l'on prend le temps d'observer au ralenti, tout autant que la pièce de vie où les voisins jouent au mahjong. « Le ralenti n'exprime pas l'action, mais l'environnement. […] C'était pour saisir un certain espace, une certaine ambiance ». Le résultat contemplatif et poétique rappelle que Wong Kar-Wai cite la Nouvelle Vague française. Ont d'ailleurs co-produit le film, des sociétés de Hong-Kong et de France. In the Mood For Love a d'ailleurs été son plus gros succès en France.

Wong Kar-Wai, In The Mood For Love (2000)
Le montage atteint sans doute son maximum dans la scène saccadée et chaotique de Mme Chan rejoignant son amant à l'hôtel avec son manteau rouge. Elle hésite. Nous la voyons descendre pour monter un escalier. Aller sur un palier bleu pour avancer dans un couloir, entrer pour sortir. Nous ne pouvons pas connaître sa décision. Aucun mouvement ne reste linéaire, au risque de subir un jump-cut, c'est à dire une coupe dans le plan d'un même mouvement. Il faut mettre en parallèle les 11 scènes d'escaliers où ils se croisent en tant que voisin - une scène ouverte et quotidienne d'une rencontre entre voisins - avec cette scène d'escalier, adultère, plus secrète et que Mme Chan parvient difficilement à assumer. Nous reculons devant ses pas filmés en plan serré. Cette scène nous rappelle encore la Nouvelle Vague. « Exprimer le changement à travers ce qui ne change pas » prône Wong Kar-Wai : le bureau de Mme Chan, le palier, les escaliers (11 scènes), la musique, leur retour en taxi la nuit, les parties de mahjong, beaucoup de ces moments se répètent. Ils traduisent un schéma quotidien, dans lequel la relation des deux amants s'installe. Lorsqu'elle repart de la chambre 2046, Mme Chan s'immobilise en même temps que la caméra cesse son travelling arrière. M. Chow part autrement comme nous l'avons vu : il demeure immobile tout du long. Et lorsqu'il annonce partir pour Singapour, ils vivent deux fins différentes, se mettant eux-même en scène. Rappelons que l'histoire porte sur deux personnes trompées, qui veulent comprendre comment la relation a commencé entre leurs époux. Ce sont principalement les robes de Mme Chan qui permettent d'avancer dans le temps. Pour leurs robes, Maggie Cheung explique que les femmes de l'époque avaient un tailleur et choisissaient un modèle adapté sur mesures. Ensuite, les tissus variaient. Le réalisateur explique par ailleurs que la fonction des scènes de nourriture est de dater les épisodes : la tradition shanghaienne respectant un calendrier de saisons culinaires. De même, l'autocuiseur mobilise toute une scène d'appartement, tant il a révolutionné les ménages. Notons qu'il vient de l'étranger, c'est encore un objet rare et de grand confort, signifiant que Mme Chan est une femme très moderne.


En définitif, L'écriture technique apparaît de manière linéaire, tâtonnant de l'intérieur d'un appartement de Hong-Kong que la caméra dissèque, vers la rue, puis vers une chambre d'hôtel en ville et enfin dans le site d'Angkor Vat, avec toujours plus de distance stylistique et d'espace entre les choses. Le schéma nous éloigne tant de la situation de départ (deux couples emménagent en même temps dans le même immeuble), que de ce fragment de temps : ce n'est qu'une histoire d'amour parmi tant d'histoires d'amour. In The Mood For Love est chef-d'oeuvre contemporain sur lequel il reste plein de détails à explorer ; donnez-moi votre avis et partagez ce lien pour me permettre de continuer ! J'espère vous avoir donné envie de le revoir ?


Wong Kar-Wai, In The Mood For Love, 2000

Photographie : Christopher Doyle, Mark Li Ping-bing

Avec Tony Leung et Maggie Cheung


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Rendez-vous bientôt avec d'autres photographes de cinéma !

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Article initialement posté sur www.photodamienlamy.com/blog

Bibliographie :

  • Encyclopédie du cinéma de Hong-Kong, Emrik Gouneau, Léonard Amara, Les Belles Lettres, 2006
  • Wong Kar-Wai, Thierry Jousse, Cahiers du Cinéma, 2006
  • Dont la seconde partie liée aux entretiens et documents
  • Wong Kar-Wai, la modernité d'un cinéaste asiatique, Bamchade Pourvali, Amandier/Archimbaud, 2007
  • Wong Kar-Wai, sous la direction de Yann Tobin, Positif, 2008
  • Dont l'entretien réalisé à Cannes le 21 mai 2000, et traduit de l'anglais. Positif N°477, novembre 2000 
  • Wikipédia et Allociné pour la distribution.


© DAMIEN LAMY, Lyon, 2014