12 juin 2014

COSMOPOLIS EST UNE PHOTOGRAPHIE !

David Cronenberg était en compétition à Cannes, de nouveau avec Robert Pattinson et Peter Suschitzky pour la photographie, avec Maps To The Stars.

« Un rat devint l'unité d'échange » Zbigniew Herbert, poète. Voici une proposition fictive moyennement sexy, voire pas du tout. Pourtant Eric, prend son pied dans cette journée où il pense qu'on va le tuer. Depuis sa limousine blindée, bardée d'écrans, où il assouvit ses pulsions, il orchestre son système génial dans la finance. Cosmopolis, adapté du roman de Don DeLillo, est un huis clos dans une longue voiture, impersonnelle de l'extérieur, merveilleuse à l'intérieur. Entre les moments où Eric baise et les moments où il voudrait baiser un constat : l'argent l'excite. Voici donc deux scènes de cul tout à fait probables, où on fantasme mais on ne touche plus.


Sexifier l'argent :


Eric Packer estime autant être à son bureau lorsqu'il est dans sa voiture. Elle représente un prolongement de ses affaires comme de lui-même. Blanche de l'extérieur, il doit demander à son garde du corps laquelle est la sienne. Hyper centralisée à l'intérieur, il force ses collaborateurs à venir à lui pour rendre leurs analyses. Aujourd'hui, il a décidé d'aller chez son coiffeur. Qu'importe que les rues soient barrées par la venue du Prédisent et d'un cortège pour un rappeur décédé.
Il a pris l'habitude de subir un check-up quotidien. De cette façon, il s'enquière à la fois de la santé de son business et de sa propre santé. Ça ne fait qu'un pour lui, tout revenant au même pour celui qui estime être plus important que le Président. Il a développé un algorithme basé sur un modèle naturel ressemblant aux fractales. Il est évident pour lui d'être en synergie avec ce qu'il produit – le capital.
Cette première scène est géniale parce que l'un des moments les plus sexuels du film n'est pas une scène de sexe, mais un check-up médical joint à un rapport d'expertise financière : Jane l'a rejoint au cours de son jogging, elle transpire, elle est essoufflée. Haletante, elle lui fait un rapport de la situation tandis qu'Eric subit un toucher de la prostate par l'associé de son médecin. C'est un cas urgent : le yuan remonte, plombant les capitaux de Eric. Il y a donc urgence sanitaire.
Eric a certainement pris l'habitude des toucher rectaux, tout autant que des rapports techniques de sa collaboratrice. Bien que lorsqu'il parle, sa voix et son visage soient perturbés par le massage prostatique, il l'écoute attentivement, sent son odeur, voit ses mains et ses cuisses se crisper sur sa bouteille en plastique, fantasme sur ses théories du dépassement de seuil de la monnaie chinoise. Elle lui parle en le regardant dans les yeux, ne décroche jamais dans ses propos, ne regarde jamais son corps, pas même son torse. Pour ainsi considérer les choses, que ce soit dans leur attitude, dans les reflets de lumière très doux sur lui et très contrastés sur elle - à cause de la sudation, ou encore par ces néons parfaitement peep-show, ces personnages sont sexuellement excités par l'argent. C'est une hypertrophie du système monétaire de cette fiction : à tel point satisfaits et heureux de l'argent qu'ils en deviennent amoureux ou pervers. Nul besoin de montrer le moindre billet de tout le film, ils ont ce vice sur leur chair. Qu'il ait plusieurs partenaires dans la même journée n'est pas le propos pour lui, il peut encore bander pour ceux qui représentent son argent.
On en retient l'image d'un géant ou d'un demi-dieu qui tient le monde dans sa main. Un microcosme dans une voiture. C'est parce qu'il est dans sa limousine qu'il se sent en pleine maitrise de la situation. Il a le contrôle lorsqu'il est dans sa voiture et ce sont les autres qui doivent venir à lui. Alors à contrario, que se passe-t-il lorsqu'il est dehors ?

Erotiser les mots:


Eric force les gens à venir dans sa voiture, comme nous venons de le voir. Pourtant, il demeure un personnage pour qui il sort de sa limousine, Elise, qu'il a récemment épousée. Lorsqu'on la découvre dans son taxi, à travers la fenêtre de la limousine, le montage le fait passer de l'intérieur de sa voiture à l'intérieur de la sienne en deux plans, puis une ellipse les installe directement dans la cantine où ils déjeunent. Pour cette scène, un gros plan sur un livre les placent dans une bibliothèque avant d'être installés au comptoir d'une cantine. La première scène de déjeuner est filmée en grand angle par dessus, en champ et contre-champ, dans un diner aux tons pastels. Une troisième caméra se situe sur le trottoir pour capter leurs visages mais surtout, le reflet des passants : l'extérieur existe, mais toujours derrière une vitre. Dans cette seconde scène, les stores sont baissés, les couleurs sont dorées et neutres, c'est donc un intérieur comme Eric les aime. Il n'a pourtant aucun contrôle. Pas d'extérieur physique mais tout de même, un monde en dehors de son monde à lui.
La deuxième scène de déjeuner est introduite ainsi : « Nous sommes des gens de ce monde, on doit se nourrir et échanger. » Mais il n'arrive pas à convaincre sa femme de la baiser, pas plus que de consommer leur union. Aucune approche ne fonctionne avec cette femme qui fini par planter son regard dans le sien et lui souffler au visage : « du sexe », comme pour révéler toute la saleté qu'elle éprouve pour cette pratique. La femme froide dévoile son côté reptilien : elle siffle. Elise tout aussi chromatique que le lieu, semble se fondre dans les murs et le mobilier. Autant qu'il ne peut pas la saisir, elle demeure insensible aux endroits où ils mangent, tous moins élégants les uns que les autres. Eric est de toute manière débraillé, décoiffé et sans cravate. Et c'est tout ce qu'il demande à découvrir, comment se sentir sale, comment dépasser les limites, comment « aller dans une ruelle, bousculer les poubelles ». Et c'est ce qu'elle retient : il est sale à cause du sexe. Sous son aspect le plus humain, elle réprouve les corps, elle qui vit de son esprit. Et tandis que le déclin de Eric semble se matérialiser par son allure de moins en moins nette, Elise elle, demeure riche et parfaitement lisse. Dedans, la pulsion, dehors, la répulsion.


En somme, l'intérieur lubrique de la limousine représente le contrôle et la sécurité par l'argent, la paranoïa et l'excitation sexuelle. Certains parleraient de centralisation du pouvoir. L'extérieur représente la vie humaine, où il a besoin de manger et d'aimer sa femme, ainsi que de lutter pour sa survie comme n'importe lequel de ces quidams, qui manifestent contre le Président et Wall-Street. Mais ce qui demeure du film, au-delà de la projection politique, ou de la métaphore de l'argent virtuel, c'est cette idée d'un héros absolu qui s'ennui et doute, et réalise qu'il n'y a rien de plus réel et enviable que la simple chair et la sensation dermique.


David Cronenberg, Cosmopolis (2012)

d'après le roman de Don DeLillo, Cosmopolis (2003)

photographie : Peter Suschitzky

Avec Robert Pattinson

© Damien Lamy 2014
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