24 mars 2014

A SINGLE MAN EST UNE PHOTOGRAPHIE !

A Single Man est le premier film de l'ex couturier Tom Ford. George, qui a perdu son compagnon dans un accident de voiture, veut se suicider ce soir. Mais c'est en pensant qu'il n'y a plus rien pour lui, qu'il perçoit la beauté des jours. Comment la met-il en valeur ?

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Vendredi 30 novembre 1962, « se réveiller commence en disant je suis et maintenant ». Depuis son réveil dans sa villa signée John Lautner, (The Schaffer House - 1949), jusqu'au soir chez son amie Charley, George s'attarde sur tous les visages, tous les sons, toutes les formes, tous ceux qui ont perdu sens à ses yeux. Nous les verrons à travers le regard de George Falconer et les yeux de Tom Ford. Mark Kermode prévenait dans une interview : « peut-être que les lunettes peuvent donner une sorte de distance, mais elle vous guident aussi d'une certaine manière jusque dans ses yeux. » A Single Man, roman de Christopher Isherwood (1964), détaille la dernière journée de George, dans la Californie boisée et intellectuelle des années 1960. Tom Ford l'a adapté au cinéma en 2009, pour se concentrer sur ces détails d'objets, de formes et de rencontres qui rythment les heures. Pour son premier film comme réalisateur et producteur, il a choisi le jeune Eduard Grau comme directeur de la photographie, l'équipe de production responsable du design de Mad Men sur la chaîne AMC et Shigeru Umebayashi pour les musiques additionnelles, très proches de ses thèmes pour In The Mood For Love ; malgré ses 20 ans de mode, Tom Ford confie s'être entraîné à diriger par le « cut », pour ne pas perdre son équipe dès le premier jours, en ayant l'air de ne pas savoir ce qu'il faisait.


CADRAGE :

Le format choisi est le 2,35:1, utilisé habituellement pour ajouter du champ latéral dans la majeure partie des films grand spectacle d'Hollywood. Il nécessite une conversion optique pour comprimer la largeur du plan sur celle d'une pellicule film (35mm). Ici cependant, nous remarquons de nombreux travellings sur les décors pour embrasser ces mêmes espaces, sans ressentir d'effet de panorama. De la même manière, les portraits respirent peu : on est centré sur le visage de George, sur ses expressions. Il s'agit vraisemblablement d'une optique 100mm (la distance où l'image se forme depuis la lentille principale). On retrouve communément ces téléobjectifs en photographie pour le portrait (avec le 135mm) et les gros plans (avec le macro). Ici, le format Cinémascope ne sert pas à élargir le champ mais à le restreindre par le haut et le bas. C'est plus un sentiment d'étouffement que de promiscuité : on est près mais on est emprisonné.

Le film commence par un rêve puis un réveil vu de dessus. Tous les plans sont fixes. Le premier effet est un travelling au ras du sol puis une mise au point d'avant en arrière sur le lavabo. Elle aide à montrer plusieurs actions dans le même plan rapproché. Ces deux effets marquent une action dans l'espace, donnent de la profondeur, indiquent la distance entre nous et l'autre bord du plan. Puis c'est la lumière qui se met en scène, avec une source diffuse venant par la fenêtre.


Le ton stylistique est donné dès cette intro : beaucoup de plans serrés, des gros plans, des plans d'objets, des travellings sans panorama. Les pendules par exemple : pour matérialiser les instants de la journée, chaque pendule que George croise est exploitée par une photographie en gros plans. La caméra varie rarement entre les plans ; une fois le cadre décidé, l'action se déroule et s'immobilise furtivement. On peut noter certains travellings, latéraux, verticaux, avant ou arrière. Mais le point de vue semble unique. Le spectateur a le temps d'observer le décor dont la villa, les costumes créés par Arianne Phillips, les attitudes, les expressions de George. Lorsque le téléphone sonne et qu'il est aux toilettes par exemple, il va répondre avec le caleçon sur les chevilles, le plan au ras du sol mettant l'accent sur un George impeccable jusqu'aux sous-vêtements.


Dans la première scène de revolver, le plan de dessus est fixe, George posant son arme au centre du bureau et de l'image. Plusieurs gros plans se succèdent sur le barillet et les doigts qui l'actionnent. Puis le revolver revient au centre de l'image. Des objets se disposent sur les bords de l'image. Le revolver crée un champ autour de lui ; il semble attendre d'être ajouté au sac, personnifié par ce choix d'actions, de dispositions et de cadrages. Il est durablement le sujet de la scène.

Arrivant dans la salle des professeurs, il regarde attentivement la jeune secrétaire, les plans close-up extrêmes alternant entre œil droit, œil gauche et lèvres. L'attention particulière qu'il porte à ces éléments nous oriente sur son double sentiment de dernier regard et de regard pour la première fois. Le spectateur admire la précision du maquillage. Le même cadrage est reproduit plus caricaturalement lorsque Charley se maquille, indiquant une analogie avec l'univers de la mode et plus généralement sur les personnes qui l'attirent. Lorsqu'il devine le parfum, la caméra se contente d'un cadre et d'une mise au point extrêmement étroits sur le bord du col de la secrétaire, matérialisant l'odeur par les fibres de sa robe et son grain de peau.

Nous notons enfin deux types de caméra filmant vers l'intérieur : celle de sa villa lorsqu'il regarde dehors et celle depuis le couloir de son bureau, plus voyeur, quand il prend ses médicaments et du scotch.

Il y a ce poster de Janet Leigh immense sur le parking de la supérette : Tom Ford cite Alfred Hitchcock comme référence stylistique. Un autre clin d'oeil se glisse vers 19h quand George va dans sa salle de bains. Jon Kortajarena, le prostitué, est quant à lui le visage des collections Tom Ford. Une des rares scènes tournées caméra à l'épaule se situe lors du diner chez Charlotte, au moment de la danse : le cadrage légèrement de travers et instable, accompagné d'un point de netteté corrigée en permanence traduit leur ivresse. Différemment, la scène de bar démarre en demi teintes puis se colore quand Kenny entre. Ils s'installent dans un décor rouge et stable, rappelant la couleur du taille crayon de Kenny, pour laquelle George mentionnait le désir. A cet instant, il indique habiter juste à côté et sort son taille crayon jaune de sa poche. La pellicule utilisée est de type tungstène, faisant apparaître plus blanches les ampoules à incandescence, si bien que l'intérieur du bar est orangé et que l'extérieur est absolument bleu. Les couleurs sont l'autre point fort de ce film, en voici quelques indications.

MONTAGE :

Mark Kermode commençait sa revue ainsi : « Je ne savais pas qui était Tom Ford […] Il y avait des choses, comme les flashbacks en noir et blanc sur la plage, qui m'ont soudain paru être les réminiscences d'une publicité... ». Effectivement, le style au cadrage et le style de manière générale communiquent avec des industries très lourdes (mode, publicité), mais pas tant éloignées du cinéma. On évoque un tournage de 21 jours, ce qui peut passer pour un calendrier de court métrage. Après cette période marathon, les bobines Kodak 500T ont été numérisée puis traitées pour donner les variations de saturation correspondant aux états de George : de terne à saturé. Sachez aussi qu'en retirant le rim-jet, un dos contre-collé aux bobines de film, on obtient des films négatifs utilisables en photographie! Les couleurs sont impressionnantes, a l'exemple du projet Cine Still! (J'en ai quelques unes qui n'attende que ça!)

La scène d'ouverture est bleue, c'est un rêve. On retrouvera son pendant lors d'une baignade nocturne. A son réveil, la pièce garde cette teinte bleue et froide. Lorsque George se remémore son rêve pendant la journée, il est orange, ce qui nous colle d'une certaine manière dans la réalité. Puis nous remarquons que les souvenir sont plus saturés en couleurs chaudes. Par contre, lorsqu'il retrouve une photo noir et blanc datée de septembre 1947, la scène suivante prolonge le noir et blanc, avec un contraste mordant et un grain visible dans les gris et les flous.

L'ensemble du premier chapitre tend vers le blanc crème, désaturé et légèrement contrasté. A partir du coucher de soleil puis du repas chez Charley, la teinte est plus rose. Enfin le film repasse au bleu puis au orange pour le final.

Le plan du sourire de la jeune secrétaire passe de coloré à saturé. C'est le premier fading du film. Il nous indique que les émotions seront traduites ainsi : George est terne, mais chaque détail lui faisant ressentir quelque chose sera indiqué par des couleurs plus vives : les lèvres de la secrétaire, le buste des tennismen sur le campus, Kenny, ses souvenirs de Jim, etc. Un deuxième exemple est donné à la banque, lorsque la fille des voisins vient lui parler.

Pendant son cours, la copine de Kenny murmure, les visages en gros plans sont saturés. Puis les couleurs s'affadissent lorsque le plan revient sur l'amphithéâtre. Ensuite, Kenny discute avec George, le scène est toujours pâle. Mais lorsqu'ils s'arrêtent acheter des taille-crayons, la couleur s'amplifie : George le regarde différemment. Il y a donc deux scènes de variation puis nous comprenons tout de suite ce qui vient de se passer dans l'esprit de George. Le mécanisme se reproduit quand Kenny l'invite à boire un verre.

Notons maintenant différentes sortes de montage :

La scène des voisins au ralenti, muette avec une bande son, est un portrait de l'american way of life, avec des inserts plus pernicieux : l'enfant écrase un papillon, le père s'énerve contre la mère, elle tente de garder la face car ils sont dehors. La musique et le ralenti s'arrêtent brusquement lorsqu'elle adresse un salut à George qui les observe depuis ses toilettes. La scène ressemble à un souvenir mais le cut nous montre le contraire, nous sommes dans le présent, nous sommes dans le quotidien. Le film se situe sous le mandat de Kennedy, à la période des missiles de Cuba. Son collègue lui avoue avoir un superbe abri anti-missile. George imagine l'American Way of Life dans une sorte de garage, ressemblant à une peinture de fermiers cloisonnés, avec le mot SHELTER, indiquant à la fois le besoin de sécurité et l'impasse de ce mode de vie – et à plus forte raison celle de cette époque.

Quand il arrive chez Charley, le montage insert des flashbacks du soir de l'accident, comme un mauvais souvenir qui leur colle à la peau, un malaise auquel ils ne peuvent s'empêcher de penser. Enfin, le premier et le dernier tableau du film sont montés en symétrie : un cadrage par le haut, un travelling le long du lit.



A la sortie du film, le plan marketing a suscité une forte polémique, la plupart des inclinaisons gay ayant été masquées. L'affiche montre par exemple Charley, les bandes annonces soulignent des regards de femme. Quoiqu'il en soit, l'esthétique impeccable a pris le dessus, valant à Tom Ford le surnom de Design Director dans le New-York Times du 02 décembre 2009. A Single Man est un film très particulier par le traitement de sa couleur et l'utilisation du format scope pour des plans aussi serrés. Regardez-le avec attention et laissez vous surprendre par ce ballet de nuances et de styles...

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Lisez également mon article In The Mood For Love est une photographie !


A Single Man, Tom Ford (2009)

D'après A Single Man, Christopher Isherwood, 1964

Photographie : Eduard Grau

Avec : Colin Firth, Julianne Moore, Nicholas Hoult, Matthew Goode

SOURCES :

  • A Singular Man, Gregg Shapiro, The Bay Area Reporter, 2009
  • Peter Travers speaks with Tom Ford about "A Single Man.", abcnews.com/popcorn,2009
  • Tom Ford ANS A Single Man, ArtisanNewsService, 2009
  • Interview, Mark Kermode, 2010
  • Mark Kermode's review of A single Man, Simon Mayo, BBC 5, 2010
  • Interview, Andrew Freund, 2009
  • Wikipedia, Allociné, Youtube, Imdb, Panavision, Kodak pour certaines références

© DAMIEN LAMY, LYON 2014

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